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Culture

Quand la danse nous questionne sur le statut social de l’artiste au Burundi

Les danseurs sont réunis dans « l’Amicale des Jeunes pour l’Information, Éducation et Communication » (AJIEC)

La place de l’artiste et son statut de « messager » étaient au menu des discussions de ce 5 octobre 2019, lors de l’avant-première d’un spectacle de danse sur la société burundaise sobrement intitulé « Les larmes de crocodile »

Des souvenirs du café-littéraire Samandari étaient fort en mémoire ce soir-là… Des chaises disposées en cercles concentriques, des images d’un spectacle encore en ébullition dans les regards, et l’envie d’éclaircir certaines choses. La maîtresse des céans, l’Ambassadeur des Pays-Bas au Burundi, Caecilia Wijgers, avait rappelé l’objectif de la soirée en accueillant les invités à sa résidence: « A partir du spectacle de jeunes danseurs burundais, s’interroger sur le pouvoir de l’art dans le progrès social »

Puis une quinzaine de danseurs investissaient les lieux pour près d’une heure de voyage à travers la société burundaise. Plusieurs thématiques seront traitées par les corps en mouvement, du cycle des violences au Burundi et la nécessaire réconciliation (jamais totalement acquise), au drame des premieres règles pour une jeune fille que la famille, l’entourage n’ont pas prévenue… Ou encore la séquence tournant en ridicule l’adage burundais « umugore ni umwana », en montrant comment plutôt la femme porte, littéralement, le ménage (son mari compris) sur ses épaules.

Venus de la Fondation Le Grand Cru, le chorégraphe Feri de Geus (avec micro) et le metteur en scène Jeroen Kriek

Voilà donc le fruit d’une formation intensive de danse et théâtre de plus de quarante jours par des experts du Grand Cru. La spécialité de cette organisation: créer des productions internationales et des programmes de professionnalisation avec des compagnies de danse issues de cultures non-occidentales, avec en vue un impact social.

Le message

Le spectacle semble avoir conquis le public, composé notamment de plusieurs figures de l’art au Burundi, du cinéma à la peinture en passant par des journalistes culturels. Avant que les échanges ne débutent.
Car évoquer les défis sociaux du Burundi à travers la danse est plutôt une nouvelle approche, alors que le théâtre participatif et la musique étaient jusqu’ici privilégiés.

Lors du spectacle à la Résidence de l’Ambassadeur des Pays-Bas au Burundi

Est-ce que les danseurs ressentent-ils le besoin de s’exprimer après le spectacle, afin de compléter la gestuelle par une explication, des indications au public? « Non, le corps suffit », répondra Irankunda Yvanna, danseuse.
Christian Manirakiza, issu de la street dance, se félicitera quant à lui de cette formation dispensée par l’anthropologue et chorégraphe Feri de Geus et le metteur en scène Jeroen Kriek, qui lui ont permis de « comprendre qu’on peut transmettre tout un message complexe avec le corps ».
Audreille Ndayisaba évoquera l’importance de la langue, dans les intermèdes oraux du spectacle: « Le kirundi comme langue maternelle nous permettant de parler sans la peur des fautes de prononciation, qui altèrent la transmission du message ».

Le messager

De fil en aiguille, la discussion, débordera du cadre de ce spectacle, questionnant la posture même du danseur comme porteur de message. Et d’abord son statut: s’il est définit comme un « artiste » en français, comment dans le contexte burundais est-il pris? Quel vocable en kirundi le désigne-t-il, et partant, permet de le situer socialement? Comment dire art, artiste, artisan, artisanat en kirundi, en ménageant les aspects de folklore, de créativité/liberté de l’esprit?

Dans une société orale comme le Burundi, « les noms ne sont jamais le fruit de circonstances hasardeuses », notait le linguiste Philippe Ntahombaye dans son éclairant « Des noms et des hommes » (Karthala, 1983).

La difficulté ce soir-là à faire consensus sur le mot kirundi qui désigne l’art/l’artiste, les uns défendant le terme générique ubuhinga/umuhinga (qui peut aussi signifier « expert », « consultant », « technicien »), les autres faisant appel à des vocables rwandophones (ubuhanga, ubukorikori), swahilophone (umusani), sans oublier le honni utugenegene… aura montré qu’il y a lieu à un débat plus large en matière culturelle au Burundi.

Si l’artiste n’a pas de mot propre en kirundi pour le désigner, souligner sans ambiguïté dans l’entendement populaire la portée de son identité, comment est-il accueilli par la société burundaise ? Voit-elle en lui un vecteur de changement, un simple porteur de message, ou sommairement un bouillonnement d’hormones à ranger dans le folklorique? Dès lors, comment ne pas le suspecter de n’être autre chose que ce qu’il est avant tout, à savoir un « créateur »? De qui porte-t-il ce qu’il fait?

En attendant de poursuivre le débat, le spectacle « Les larmes de crocodile » est à voir gratuitement ce 15 octobre 2019 à l’IFB.

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