La deuxième séance des débats de la campagne « Curijambo » ce 19 juillet 2024, a permis de forger cinq nouveaux mots dans le domaine judiciaire. De quoi dissiper très modestement le brouillard linguistique dans les prétoires burundais. L’écrasante majorité des justiciables ne comprenant que le kirundi, beaucoup de lois ainsi que le corpus judiciaire restent en français, contrairement à l’injonction constitutionnelle et au bon sens…
Cette deuxième journée de la campagne « Curijambo » s’est avérée passionnante. “C’est simple et court, lorsque je m’adresse à la police judiciaire que je dis indondavyaha pour dire extrait de casier judiciaire », se réjouit Elvis Manirambona, l’un des participants à la séance dédiée. Ce sera le premier mot forgé.
Quand le moment de forger le mot « jurisprudence » arrive, un débat animé et riche en vocabulaire rundi s’amorce. Trois blocs se forment.
Le premier défend et argumente en faveur du vocable « ivomo-ngingo », composé de deux mots, « source » (ivomo) et « article/principe » (ingingo). Pour le deuxième groupe, le mot adéquat serait « inyungatekegeko« , pour dire une décision judiciaire (itegeko) antérieure qui vient compléter (kwunga–nir-a) la loi, lacunaire ou muette. C’est à ce moment-là que le troisième groupe s’invite dans le débat avec une déclinaison améliorée, « inyunganirategeko », lexique applaudi et approuvé par tous les participants.
D’autres mots forgés sont « indangamavuko » pour dire « extrait d’acte de naissance », « indondamuntu« pour signifier « identité complète » et « inyigisho mfatiro » pour évoquer « doctrine ».
Un exercice arbitré par Edouard Ntamatungiro, linguiste de formation et membres de l’Académie Rundi, co-rédacteur d’ouvrages sur la langue et la culture rundi, dont le projet de politique linguistique nationale, le manuel de grammaire rundi pour l’enseignement secondaire, l’orthographe du kirundi, le lexique des termes juridiques du kirundi, etc.
Curijambo vient à la rescousse des avocats et de justiciables
Pour Simon Sibomana, avocat et membre du conseil d’administration du Barreau de Bujumbura, la campagne Curijambo vient à la rescousse des avocats qui défendent leurs justiciables dont la majorité parle le kirundi. « Tous les jours, nous sommes confrontés à un grand défi, défendre nos clients en kirundi en déployant nos arguments dans une langue, le français, qu’ils ne comprennent pas ou prou. C’est un casse-tête pour trouver le mot juste », explique-t-il.
L’expert en justice transitionnelle Louis Marie Nindorera aborde la pertinence de l’exercice autrement: « Le Burundi est essentiellement rural. Quand on parle de cohabitation/stabilité/cohabitation sociales, on va, crescendo, de la stabilité/cohésion des ménages (de conjoint à conjoint, de parents à enfants et vice-versa) à la stabilité/cohésion des communautés (par cercles concentriques de plus en plus grands). De tous temps, le Burundi s’est largement doté en vocables, idiomes et adages rundi pour faire dire le droit, selon la coutume. Aujourd’hui, ces questions sont mises entre les mains des membres des « conseils de notables » et « conseils de collines », les tribunaux de résidence ne recevant plus les cas qui n’aient été préalablement reçus et traités par ces conseils. Je ne suis pas si sûr que ça que le débat sur le lexique applicable soit plus un enjeu de mots kirundi à forger que de maximes rundi à réinterpréter!«
Et de pointer l’infraction de « viol domestique »: « Ce concept manifestement forgé pour trouver à certains rapports sexuels forcés des circonstances atténuantes, serait-il traduit en kirundi? Même si c’est une infraction pénale hors de la compétence de ces conseils, la peine est réduite à huit jours de prison et/ou (sic!) 10.000 à 50.000 FBu d’amende, dans une logique qui repose sur une « sagesse » rundi, matérialisée par des adages rundi: il y a un problème culturel en arrière-fonds. »
Quelques principes pour guider les séances
Pour M. Nindorera, les journalistes qui participent à diffuser les langues, les enseignants en linguistique et le public averti en général doivent se mobiliser pour trouver le sens dans la culture burundaise de certains concepts inexpliqués dans les lois en vigueur, étape préliminaire à la forge des mots correspondants en kirundi.
C’est d’ailleurs dans ce cens que d’après ce chercheur, la simplicité devrait être l’un des principes des séances de forge lexicale: « Le mot simple et court est facilement mémorable « , suggérera M. Nindorera.
Autre principe adopté pour la suite des séances de la campagne Curijambo: la fréquence de l’usage du mot visé. “Pour faciliter l’assimilation et la compréhension, et naviguer les nombreux mots qui manquent en kirundi, il faut privilégier les expressions couramment utilisées empruntées à d’autres langues« , pointera Jeanne d’Arc Nduwayo, écrivaine. La progression de l’effort de traduction qui commence par les termes revenant dans les échanges quotidiens permet de réduire à la longue la confusion liée aux jargons spécialisés.
Isaac Nzotungicipaye, consultant indépendant, appellera les participants aux séances Curijambo à accepter également des mots ayant des significations proches ou similaires. « Dans toutes les langues, on y trouve des synonymes”.