Comme nous le faisons au début de chaque année à la SaCoDé, le 24 janvier 2017 fut le jour de la rentrée du programme Isuku. Ce programme, exécuté par SaCoDé depuis cinq ans a pour objectif d’offrir aux femmes burundaises issues des milieux défavorisés, les moyens d’apprendre un métier qui leur permettra de subvenir à leurs propres besoins et les aidera ainsi à devenir autonomes.
Le programme offre maintenant deux options : la couture et les techniques modernes de nettoyage et d’entretien des locaux.
Le premier jour est dédié à la prise de contact. Elle débute par une brève présentation de SaCoDé, ses valeurs et sa mission. Ensuite, la parole est accordée aux femmes participantes pour qu’elles se présentent.
Dans le passé, il y a eu des femmes qui, lors des présentations, mentaient sur leur passé pour éviter d’être mal jugées ou mal vues par les camarades. Mais comme Bujumbura est trop petit, on finissait chaque fois par savoir la vérité sur chacune d’entre elles.
Durant cette année 2017, il est prévu de former 120 femmes et le premier groupe est composé de 19 femmes, qui ont commencé le 24 janvier 2017. Chose étonnante, les membres de ce groupe n’ont pas peur de parler de leur passé parfois terrifiant. J’ai failli tomber de ma chaise en écoutant leurs présentations. Les trois quart de ces femmes sont des mères célibataires, ayant chacune cinq à sept enfants, sans emploi, errant dans les rues de Bujumbura. Leurs enfants ne sont pas scolarisés et sont aussi des enfants de la rue, « bisumamwo kwa Siyoni ».
Et ce n’est pas un statut enviable : la société manifeste une grande méfiance à l’égard des délinquants et se montre plus sévère envers les femmes qu’envers les hommes. L’errance est sanctionnée comme vagabondage, et à ce titre passible d’un châtiment qui va de la bastonnade publique à la prison.
La plus grande sévérité à l’égard des femmes peut s’expliquer en partie lorsque l’on sait que dans la culture burundaise, la délinquance féminine est socialement et moralement suspecte car « une honnête femme reste à la maison » (du père ou du mari). En causant avec ces femmes, j’ai constaté qu’elles sont habitées par la honte ; elles vivent constamment sous le poids du regard extérieur. Eu égard aux normes de la culture burundaise, elles savent qu’elles n’ont pas répondu aux standards de ce qu’est une Burundaise « correcte », qu’elles n’ont pas de foyer, qu’elles n’ont pas su « être mère » (rôle fondamental pour la femme burundaise).
Mais derrière cette honte, la plupart de ces femmes sont honnêtes et dignes. Elles ont des parcours divers, avec un même point de chute qui s’est révélé durant les heures que nous avons passé ensemble. Elles ont connu la violence sous toutes ses formes : conjugale, familiale, économique, physique, verbale, psychologique, sociale, culturelle. Mais au lieu d’être secourues, la société les a punies, compliquant d’avantage les péripéties du seul moyen à leur disposition qui leur permettait de nourrir leurs enfants abandonnés. Certaines font du commerce ambulant des fruits et légumes, et celles qui n’ont pas de fonds suffisants continuent à errer dans les rues en quémandant de l’argent auprès des passants pour pouvoir se nourrir et nourrir leurs enfants.
L’histoire de l’une de ces femmes peut nous en dire plus. Madame V. fait partie du groupe des femmes ayant commencé leur formation récemment. Originaire de Kayanza, sa tante l’a emmenée vivre avec elle à Bujumbura durant la guerre de 1993. Deux ans plus tard, elle a fait connaissance avec un homme qui est devenu son mari après un mariage légal. Ils eurent ensemble 4 enfants avant que le mari décède à la suite d’une courte maladie. La cadette avait seulement 3 mois. Deux ans après la levée de deuil définitive de son mari, elle est tombée amoureuse d’un autre homme avec qui ils ont eu ensemble trois enfants. Mais trois mois avant la naissance du troisième enfant, le mari disparaît.
Selon V., son mari est parti tôt le matin pour le travail, et n’est jamais revenu. Elle ne sait pas s’il est encore en vie ou pas. Ne pouvant plus élever seule les sept enfants, V. décida de retourner dans son village natal à Kayanza.
Le retour de V. ne plut pas à son frère, qui commença à maltraiter ses enfants à cause de la parcelle familiale, l’itongo. Ne pouvant plus supporter les mauvais traitements de son frère, V. opta de retourner à Bujumbura avec ses enfants. Maintenant, elle vit à Buterere dans une chambrette qu’elle loue pour 10.000F mensuels, en plus des besoins de ses enfants. Seule, elle m’a avoué qu’elle n’avait d’autre choix que de retourner dans la rue. “Il m’arrive de recevoir un billet de 2000 Fbu par jour. J’achète alors la nourriture pour 1.500 Fbu et j’épargne 500 Fbu pour atteindre le loyer afin que le propriétaire ne nous chasse pas”, raconte-t-elle.
Madame V. fut parmi les premières femmes qui sont venues se faire inscrire pour suivre la formation du programme Isiku. Mais après deux jours de formation, elle a abandonné les cours. Je ne comprenais pas pourquoi, et j’ai sollicité ses camarades de classe de lui dire que je souhaiterais lui parler. Quand elle est arrivée le lendemain, elle m’a expliqué la raison qui l’a poussé à arrêter la formation. J’ai senti une boule dans ma gorge et j’ai dû faire semblant de répondre à un appel téléphonique pour cacher mes larmes. Très calmement, à la burundaise, elle m’a dit: « J’aurais aimé suivre la formation, mais quand je passe ma journée ici, mes enfants ne mangent pas ce jour-là. Pour qu’ils mangent, je dois errer dans les rues pour quémander l’argent afin d’acheter leur nourriture. »
Après mes larmes, je lui ai proposé de lui donner la nourriture pour ses enfants, à condition qu’elle suive la formation qui dure seulement deux mois. Après l’annonce de ma proposition, elle m’a fixé les yeux pendant quelques secondes et elle a éclaté de rire.
C’était la première fois que je la voyais joyeuse.
Maintenant, elle est bien intégrée dans nos ateliers de couture. La semaine dernière, elle m’a montré une petite jupe qu’elle a cousue pour sa fille.
Si tout va bien, après la formation, Madame V. serra intégrée dans l’équipe des femmes qui confectionnent les serviettes Agateka. Comme fait pour toutes les femmes couturières d’Agateka, SaCoDé ouvrira un compte bancaire pour elle chez KCB sur lequel va transiter son salaire mensuel. Elle va faire partie des groupes de solidarité d’épargne et de crédit créés et gérés ces femmes mêmes. Elle aura aussi accès à toute l’information relative à la santé sexuelle et reproductive. Et j’ai espoir que les enfants de Madame V. ne seront plus appelés enfants de la rue. Ils seront scolarisés et seront des médecins, agents sociaux…, mais pas de rebelles. Que Dieu exhausse ma prière !
Je sais que ma chère patrie n’a pas de moyen de créer des services sociaux pouvant prendre en charge toutes ces femmes dont la vie a joué des tours et qui errent dans les rues. Mais, je ne demande qu’une seule chose pour elles: cessons de mal juger ces femmes et par conséquent d’appliquer des punitions sauvages envers elles.
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