Lors des conflits politiques à caractère ethnique qui ont secoué le Burundi, bien des couples se sont séparés. Au fil du temps, le nombre de mariages mixtes a sensiblement diminué. De nombreux couples sont fragilisés par l’héritage du passé: rejet, pressions, sentiment de culpabilité… Des témoignages éclairent sur cet aspect de la société qui entretient des traumatismes et influe sur la santé mentale des Burundais
10h45, quartier Masama, chef-lieu de la province Cankuzo au nord-est du Burundi. Annonciate est assise devant sa maisonnette en briques adobes couverte de tuiles. Elle allaite son fils de 13 mois. La jeune femme de 26 ans est surprise: elle ne s’attendait pas à notre visite.
Après un court briefing avec notre guide, son camarade de classe à l’Université du Burundi, campus Buhumuza, Annonciate reste silencieuse quelques instants. Mais, très vite, la discussion commence dans un climat très détendu. Première question: «De quelle ethnie es-tu?» Réponse: «Je suis hutu, sans aucun doute.»
Originaire de la commune Giheta en province Gitega au centre du Burundi, Annonciate s’est rendue à Cankuzo pour ses études universitaires. C’est là qu’elle rencontrera Jean-Paul Ndayisenga, alors jeune fonctionnaire d’origine Tutsi: «Au début, il n’y avait aucun problème avec ma belle-famille. Quand j’étais enceinte, mes belles sœurs m’ont toujours assistée. Jusqu’au jour de la naissance de mon fils. Elles ont regardé le bébé, trait pour trait. Puis, elles sont parties, sans rien dire », se souvient-elle amèrement.
En quatre ans, ses beaux-parents ne sont pas encore venus rendre visite
Ce rejet a été mal vécu par son mari: «Plusieurs membres de la famille ont tenté à maintes reprises de faire pression pour m’inciter à renoncer à ce mariage. En vain», souligne Jean Paul, visiblement mal à l’aise. Aujourd’hui je me sens complètement rejeté par ma famille biologique. »
Son épouse complètera plus tard: «J’oscille entre la honte de rester dans mon foyer et la culpabilité de quitter définitivement mon mari.»
Annonciate sait que Jean-Paul n’est pas capable de faire face à sa famille. Elle est également consciente que cette situation met en péril la vie de son couple: «Il ne me dit pas clairement qu’il est gêné, mais je constate qu’il a changé de comportement. Il fuit parfois mon regard», murmure-t-elle.
Contrairement à Annonciate, Marie-Claire, jeune dame hutu mariée à Parfait, d’ethnie tutsi, s’entend très bien avec son mari. Toutefois, elle se souvient que pendant la période des fiançailles, Parfait a subi des pressions de la part de ses collègues tutsi. Au fil du temps, les gens ont tenté de s’interposer pour leur barrer la route. «J’ai vraiment pitié de mon mari qui vit ce rejet à cause de mes origines», conclut Marie- Claire.
Les enfants sont aussi victimes
«Pendant la première République, de 1996 à 1976, le Burundi a été confronté à des problèmes de cohabitation entre les deux communautés», relève Dr Pascal Niyonizigiye, historien et professeur d’universités. «Alors que les élites se disputaient la gestion du pouvoir est né le problème de la définition d’un statut identitaire ou d’une appartenance sans ambiguïté des descendants, et même de leurs parents.»
Pour avoir pris pour femme ou homme une personne différente de leur groupe ethnique, les conjoints subissaient des désagréments au sein de leur groupe d’origine, très souvent aussi dans le groupe ethnique du conjoint, précise encore le professeur.
Ces formes de pression sociale se sont progressivement généralisées et intensifiées avec les massacres inter-ethniques qui marquent le Burundi post-monarchique, nourissant des traumatismes transmis de génération en génération.
Théophile Ngendakubwayo, jeune étudiant hutu de 24 ans, marié à une femme tutsi, se souvient: « Un jour, deux de mes amis m’ont demandé comment je me sentais en vivant avec une ‘rancunière’ tutsi. Lorsque je leur ai posé la question de savoir sur quoi ils fondaient leurs paroles, ils m’ont clairement signifié que ce qui s’est passé en 1972, puis réédité en 1993, est toujours gravé dans la mémoire de tous les Burundais. »
Justin Mugisha est psychologue du développement de l’enfance, de l’adolescence et de l’éducation. Son constat est clair, réaliste et sans appel: «Dans de telles conditions, le conjoint qui est rejeté par la belle famille est privé de ses droits de mener une vie décente et heureuse.»
Quant aux enfants issus de ces couples, ils sont aussi affectés par le climat qui prévaut dans le cercle parental: «Ils vivent un traumatisme grave car ils se rendent compte qu’ils sont victimes d’une situation qu’ils n’ont pas créée», reconnaît le psychologue.
Pour lui, il faut un suivi sans relâche de ces enfants pour leur assurer une réhabilitation sociale réussie. Ce travail, dit-il, revient aux psychologues, aux médecins, à tous les partenaires engagés dans le domaine de l’enfance, notamment les pouvoirs publics ou encore les hommes d’églises.