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Christine Ntahe: « Pourquoi j’ai voulu écrire ce recueil »

Ce 4 février 2019, l’ancienne journaliste de la RTNB Christine Ntahe, plus connue sous le surnom de « Maman Dimanche», présentait à la presse son recueil « Elles, un Hommage aux Oubliées ». Un texte reprenant les témoignages des pionnières inconnues de la paix au sein des communautés à la base, dans le Burundi profond de la fin des années 1990. Le lancement officiel de l’ouvrage étant prévu ce vendredi 8 février 2019 à Bujumbura, Mme Ntahe a exceptionnellement accepté que Jimbere publie la préface de l’ouvrage, qui explique comment l’ouvrage est né.

J’ai passé trente ans à la Radio Télévision Nationale du Burundi, dont vingt ans à animer l’émission Tuganirize IbibondoDialoguons avec les enfants. Elle était diffusée chaque dimanche de 14h à 15h, de mars 1979 à décembre 1999. En réalisant des reportages, j’y ai reçu des milliers d’enfants burundais, scolarisés et non-scolarisés, sans distinction d’origine régionale, d’ethnie ou de religion.

Plus tard, j’allais rencontrer les enfants en situation de rue qui avaient perdu les leurs pendant la crise de 1993. Au cours de la période qui a suivi l’assassinat du président Melchior Ndadaye, en octobre 1993, des enfants exilés dans les pays voisins, en Tanzanie, au Rwanda ou en République Démocratique du Congo (ex-Zaïre) et vivant dans des camps de réfugiés allaient m’envoyer des courriers à lire durant l’émission. Il s’agissait souvent de cris désespérés de recherche des parents dont ils n’avaient plus de nouvelles depuis des mois, des années.

J’étais loin de penser que mon engagement dans l’ONG Search for Common Ground (SFCG) en décembre 1999 me réserverait un autre parcours tout aussi émouvant : la découverte des femmes qui avaient enduré des malheurs depuis la crise sociopolitique de 1993.

J’ai donc eu l’honneur de produire une autre émission radiophonique intitulée Mukenyezi nturambirwe – Femme garde le courage. Pendant plusieurs années, j’ai recueilli des témoignages inédits, sincères, déchirants, profonds et risqués sur le vécu de ces mères de famille désormais esseulées, des veuves, des mamans réunies avec leurs proches, d’anciennes rebelles, toutes avides de revoir la paix dans leurs communautés.

J’ai très vite perçu la nécessité de conserver jalousement ces témoignages, car j’avais après chaque interview le sentiment de rentrer ivre de tristesse, d’étonnements, de révolte et d’admiration des récits entendus. J’ai tout transcrit sur papier en réécoutant chaque émission hebdomadaire dont la durée moyenne était de vingt minutes.

Ces témoignages me troublaient : d’une part, ils suscitaient en moi des moments de longue méditation, m’imaginant, le cœur lourd, les tribulations que ces femmes avaient traversées. D’autre part, j’étais profondément admirative du courage dont avaient fait preuve ces combattantes pour la paix. Je n’ai jamais cessé de lire et de relire le vécu de ces femmes dont les témoignages m’aidaient à redécouvrir la vérité sur une période trouble de l’histoire du Burundi.

A titre de rappel, la crise sociopolitique de 1993 a été à l’origine de massacres à grande échelle à travers tout le pays. Au lendemain de l’assassinat du premier Président démocratiquement élu, les rescapés tutsi étaient regroupés dans des camps de déplacés, et dès l’année 1994, les Hutu à leur tour prenaient le chemin de l’exil en direction des pays voisins : la Tanzanie, le Rwanda, la RDC et même ailleurs dans le monde.

Depuis son accession à l’indépendance en 1962, le Burundi n’avait jamais connu une crise de si grande envergure. Le tissu social qui pendant des siècles avait nourri la cohésion de la société burundaise, allait être déchiré par la haine, les suspicions, les tueries, la faim, et les autres affres de la guerre. Des femmes de toutes les ethnies enduraient des souffrances sans nom. L’exil, les violences sexuelles, l’errance, la honte, la faim, la misère et l’humiliation…

La plupart des femmes tutsi mariées avec des Hutu étaient rejetées par leurs enfants, et vice-versa chez des femmes hutu mariées aux Tutsi. Et au bout du compte, elles ne pouvaient plus se raccrocher à cette amitié de voisinage qui constituait pourtant la base de la vie communautaire au Burundi. La sagesse burundaise ne dit-elle pas que « Umubanyi niwe muryango » ? (« Le voisin fait partie de la famille »).

Conscientes de cette triste situation, et soucieuses de retisser ces relations de voisinage qui avaient permis aux familles de cohabiter des centaines d’années, les femmes furent nombreuses à choisir la voie du dialogue et de la réconciliation pour ramener la paix et l’entente dans les communautés à la base. C’est pourquoi elles se lançaient dans le mouvement associatif féminin pour ressouder le tissu social déchiré par les divisions ethniques. Une ambitieuse tâche soutenue par l’ONG Search for Common Ground à travers le projet « Centre de paix pour les Femmes ». Des formations sur la résolution pacifique des conflits, des tables rondes sur des thèmes variées, des journées de solidarité positive et le rapprochement des communautés divisées ont été dispensées à l’endroit des femmes là où cette ONG avait ouvert ses antennes au Burundi, dans certaines des zones les plus touchées par la crise.

De mon côté, je connaissais presque par cœur les récits que m’avaient confié nos héroïnes. « Mais à quoi bon les garder pour toi seule ? », me harcelaient une parenté, Remy Rukayi, assistant à l’École Normale Supérieure, et mon neveu Thierry Kitamoya, journaliste à la Radio Télévision Nationale, chacun séparément après en avoir lu le manuscrit.

Au cours des années, je prenais progressivement conscience du symbole de l’écrit : dix ans plus tard, ces témoignages radiodiffusés étaient désormais effacés de la mémoire collective, alors qu’ils restaient vivants dans mes carnets, jaunis par le temps.

J’ai finalement décidé de les publier, pour que ces voix, ces visages, ces images inspirent les générations futures.

Dans un premier temps, les moyens qu’un tel projet requiert constituaient un réel obstacle. Mais lors d’un déplacement en Suisse en 2013, après un long échange avec des amies Erika, Heike, Anke et Ursula, j’ai obtenu leur appui pour publier mes récits sous forme d’un recueil de témoignages. La réécriture allait être assurée par Roland L. Rugero, journaliste à Iwacu, puis dans le Magazine Jimbere, et lui-même écrivain.

Voilà l’histoire de ce recueil.

Il rassemble les témoignages des femmes rencontrées dans plusieurs localités du Burundi autour des années 2000. Il relate le parcours de la femme burundaise avant et pendant la crise de 1993, la haine ethnique, le refus de l’autre et la rupture du dialogue, ainsi que le retour progressif de la solidarité grâce aux initiatives risquées du mouvement associatif féminin.

La rédaction de ce recueil de témoignages sur la solidarité positive des femmes burundaises au quotidien s’inscrit dans un moment particulier, puisqu’il survient pendant les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation.

Que ce soit à l’intérieur du pays ou dans les ménages hantés par la peur et l’insécurité de Bujumbura, dans les camps de déplacés ou dans les camps de réfugiés en Tanzanie, le même appel à la paix a résonné, relayé par des mères qui tenaient à léguer à leurs enfants un monde un peu plus serein que celui dans lequel elles avaient vécu.

Veuves, mères se retrouvant avec des filles enceintes sans être mariées, forcées de jouer le rôle de pères de famille dans une société pourtant assez sévère quant aux droits et devoirs de la femme, chassées de leurs belles-familles à la mort de leurs époux, réduites à élever leurs enfants dans un contexte souvent hostile, confrontées au Sida, à la peur de se faire agresser, à la faim, au froid et à la nuit, à la nécessité de survivre cependant, suivant de loin les tractations masculines de la politique, parlant sans être autorisées à hausser la voix … telles sont nos héroïnes qui, sans récit écrit, risquaient de se coucher dans les réduits du temps, oubliées.

Elles, Un hommage aux oubliées raconte le travail d’ombre de ces battantes qui n’avaient d’autre urgence qu’un peu de sérénité pour les leurs.

Quand vous aurez lu ce recueil, vous aurez peut-être envie de les rencontrer, leur parler. La plupart de ces femmes extraordinaires ne sont plus. Elles n’ont laissé ni adresse, ni trace. Juste leur voix qui, à travers les temps, nous rappelleront qu’avant les grands traités signés par les hommes au nom de la paix au Burundi, des mères inconnues, sans diplômes, la plupart ne sachant ni lire ni écrire, avaient déjà écrit du fond de leur cœur l’histoire de la réconciliation du peuple burundais.

Maman Dimanche

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