Piqué par la critique littéraire de Jean-Marie Ngendahayo de son premier roman « Ténèbres et lumière » (Edition Riveneuve, Paris 2016) dans nos colonnes, Prime Nyamoya a demandé un droit de réponse qu’accorde le Magazine Jimbere.
Cher Jean Marie,
Tu me permettras que je choisisse le mode épistolaire pour répondre à ta récente critique du livre paru dans la revue Jimbere. Tout d’abord, comme le veut la tradition, je voudrais particulièrement te remercier d’avoir consacré beaucoup de temps à préparer cette recension très élaborée et bien argumentée sur Ténèbres et Lumière. Le lecteur se posera sans doute la question de savoir comment et pourquoi j’ai commencé cette œuvre de fiction. Quel a été le déclic qui a déclenché la passion d’écrire ce roman pendant deux ans, de 1995-1997 ?
Ce fut un jour de la semaine à la mi-journée, lorsque j’entends soudain un coup de feu sec d’une kalachnikov, tout près du bureau au centre-ville où je travaille depuis des années. Bruit familier depuis la guerre civile en 1993 quand le pays a sombré dans une folie meurtrière. Quand je m’approche de la voiture, je vois un homme assis à la place du chauffeur, une balle dans la tempe, du sang qui coule. Il est déjà mort.
Rentré à la maison, je regarde ma fille cadette âgée de quelques mois. Je me pose la question : si je devais disparaître subitement d’une telle manière tragique, elle ne saura jamais qui était son père. Tout au plus une idée sur une banale photo.
L’après-midi quand je retourne au bureau, je commence à rédiger ce récit pour comprendre la signification ou plutôt l’absurdité d’une existence précaire mais précieuse. Je réponds du même coup à ta question : pourquoi un roman ?
#Burundi Jean-Marie Ngendayaho: "Le premier roman de Prime Nyamoya est l’œuvre d’un auteur à la fois jeune et mûr" https://t.co/d0j0fIARm9 pic.twitter.com/7opMr3qCTo
— Jimbere (@JimbereMag) October 6, 2017
C’est Roland Barthes qui donne la réponse à ma place parce que pour lui, la littérature permet « cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente ». Rien n’interdit donc à l’écrivain, à partir de la réalité qui n’est point qu’un point de départ, de proposer une autre vie.
J’ai donc choisi la fiction ou l’autofiction dans ce cas pour être libre de toute entrave. Ce n’est donc pas une biographie romancée comme tu l’appelles, qui n’aurait strictement aucun intérêt pour moi, ni pour les lecteurs. Après tout, Louis Borges n’affirme-t-il pas que toute littérature est en définitive, auto- biographique en dernière analyse « All literature is autobiographical in the last instance ».
Qui se soucie de savoir aujourd’hui que la plupart des personnages de Proust dans A la recherche du Temps Perdu étaient bien réels si on se réfère à une biographie de référence par Ghislain de Diesbach qui insiste déjà sur le risque de tomber dans le panneau qui consiste à confondre le roman et la vie ?
Tes commentaires font le procès d’un personnage de fiction au nom du politiquement correct, à l’instar des régimes totalitaires où une œuvre est jugée non par son côté littéraire, mais pour son apport à l’idéologie dominante. Nous savons désormais où ce type de raisonnement a mené. Il suffit pour cela de voir ce qui se passe autour de nous dans le monde.
La partie concernant la politique et l’interprétation que tu en donnes est la moins aboutie dans ton argumentation et en toute franchise, je ne l’ai pas du tout appréciée. Et je te comprends parfaitement, parce que tu ne peux pas à la fois être juge et parti. Rappelle-toi cette soirée d’avril ou mai 1993, en compagnie d’un ami longtemps disparu. Tu nous annonces la victoire prochaine du parti de Melchior Ndadaye, ton mentor et modèle. Tu en seras récompensé par les postes ministériels prestigieux qui combleront ton ambition d’homme politique. De là à affirmer que ta classe politique a prôné une société « où tout être humain a les mêmes chances devant la loi afin de jouir de la paix et du pain » ma parait tenir d’une amnésie coupable sur l’histoire de cette période.
Aurais-tu donc oublié que des milliers de Tutsi (ethnie à laquelle tu appartiens toi aussi, me semble-t-il) et Hutu de l’ancien parti unique ont péri après l’assassinat du premier Président démocratiquement élu seulement en quelques jours ?
Prélude de ce que sera le génocide des Tutsi à grande échelle dans le Rwanda voisin, quelques mois plus tard. Là-dessus, tu ne souffles mot. La grande question : Quelle forme de démocratie dans un pays où un parti issu d’une ethnie majoritaire peut décider à tout moment d’annihiler la minorité ? Les échos qui me parviennent dans mon exil volontaire à l’étranger sur les violations massives des droits humains au Burundi, par un pouvoir politique que tu as servi, montrent que l’interrogation reste d’une tragique actualité.
Fermons cette parenthèse sur la politique qui nous sépare et retournons à notre passion commune : la littérature. Pourquoi ai-je écrit ce livre ? Parce que la littérature, ayant peuplé mon univers romanesque et intellectuel, est en quelque sorte un miroir de ce que j’ai vécu. René Char, ton poète favori dont tu déclames merveilleusement les vers, m’a donné une raison de plus pour entamer cette quête de l’écriture : « Nous n’avons qu’une ressource avec la mort, faire de l’art avant elle ».
Pour que, Amélie et d’autres lecteurs, puissent encore lire Ténèbres et Lumière dans quelques années. Le livre leur rappellera les sombres années que nous avons vécues mais auxquelles nous avons survécu, parfois avec bonheur. Je te remercie à nouveau du travail de bénédictin qu’aucun de mes lecteurs n’avait encore fait en profondeur. Et de la promotion du livre auprès de tes élèves qui ont été mes premiers lecteurs. Toi et moi, continuons à méditer sur cette pensée de Hegel, mise en exergue dans un des derniers livres d’André Malraux, Les chênes qu’on abat : « L’homme libre n’est point envieux. Il admet ce qui est grand et se réjouit que cela puisse exister ».
Prime Nyamoya