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Littérature

Jean-Marie Ngendahayo: « Le premier roman de Prime Nyamoya est l’œuvre d’un auteur à la fois jeune et mûr »

Prime Nyamoya étonnera toujours son monde par sa culture, son érudition et sa sagacité intellectuelle. Économiste de haut vol, il est parmi les premiers universitaires spécialisés dans le domaine que notre université nationale créée en 1963 a proposé à d’autres institutions académiques dans le monde pour parachever brillamment leur formation. Fils et arrière-petit-fils de grands commis de l’Etat, il a toujours bénéficié d’un environnement propice à la curiosité intellectuelle mère de toutes les belles explorations des choses de l’esprit et de celles du cœur.

La soixantaine bien sonné, il se fend d’un premier roman là où on l’attendrait publiant un essai d’économie. Prime n’est décidément pas homme d’une discipline ; il est là où l’âme humaine vagabonde, là où les civilisations s’entrechoquent et dialoguent… même durement. Il est toujours à la recherche de l’être humain dans son intégralité car Prime est lui-même un « humaniste » avant tout. Comme il le dit lui-même au sujet de son héros, son alter ego: « Il se veut l’héritier de toutes les cultures » p 98

Un genre narratif original

Connaissant l’auteur, on ne peut pas ne pas le reconnaître à travers son jeune héros Philippe Irambona. Tout le long des 14 parties constitutives du livre, nous suivons la vie du héros qui se confond à celle du narrateur presque à en devenir un clone : le parcours des aïeux à la cour royale et face à l’irruption des Allemands et des Belges dans un Burundi en transformation sociopolitique profonde, l’image paternelle présente pour ne pas dire pesante au point d’inhiber quelque peu un fils en mal d’évasion qui retrouve la sérénité à l’ombre d’un grand-père plus tolérant… Si rien n’indique que Philippe a étudié en Belgique comme le narrateur, il n’empêche qu’il y a séjourné un temps et qu’il y a même laissé un rejeton né d’une jeune flamande qu’il n’a pas osé épouser comme ce fut le cas avec Vanessa, son amour outre-Atlantique. Philippe, comme Prime, sera doyen de la faculté d’économie de l’université de son pays ; et, comme Prime encore, il sera « compagnon de route » de tous ces autocrates qui dirigeront le pays jusqu’à la guerre civile de 1993. Et dans ces ténèbres où l’oppression et la mort donnent le la de la gouvernance, un hymne à la vie: Amélie vient au monde.

Au fait, de quelle Amélie s’agit-il ? Car, là aussi, l’enchevêtrement de la vie du narrateur et du héros se poursuit : Prime, comme Philippe, a une fille cadette portant le nom d’Amélie née à la même époque…

L’histoire nationale torsadée

Il est difficile d’établir avec certitude à quel genre narratif le roman « Ténèbres et Lumière » appartient. On pourrait dire qu’il s’agit d’une fiction puisque l’auteur lui-même lui donne le qualificatif de « roman ». Mais la fiction occupe une place tellement ténue qu’on hésite à adhérer à cette appellation. Il pourrait s’agir d’une « autobiographie romancée » si l’auteur l’avait assumé et l’avait déclaré explicitement. L’œuvre tend plus au « roman historique » dans la mesure où il relate formellement les grands faits marquant de l’histoire du Burundi depuis l’arrivée des Allemands jusqu’à la guerre civile des années 90’. Les 15 années passées aux Etats-Unis relatent une atmosphère caractéristique des années 60 – 70 au pays de l’Oncle Sam.

Même si l’idylle de Vanessa et Philippe ressemble étrangement au couple qu’incarnent Sydney Poitier et Spencer Tracy dans « Devine qui vient dîner ce soir ? » (1967) du réalisateur Stanley Kramer, l’analyse de la société américaine est fine et juste. Voici ce qu’il dit du racisme ambiant : « Ici, ce qui compte, ce sont les rapports de force. En affirmant que certains groupes ethniques ont un quotient intellectuel inférieur à la moyenne, la conséquence logique est que tout effort en vue de les aider est vain. » p 74

Jean Marie Ngendahayo est professeur de français à l’Ecole Belge 

Toujours de la bouche d’Andy, la jeune Noire Afro-américaine, rencontrée dans une conférence : « L’Amérique est un conglomérat de ghettos. Des Noirs. Des Blancs. Des Italiens. Des Juifs. Des pauvres. Des riches. Chacun doit en quelque sorte chercher le groupe social à la mesure de ses moyens. » p75
En revanche, dès qu’il s’agit de l’histoire nationale, les choses deviennent troubles ; Prime … pardon Philippe voit tout à travers le destin de son groupe ethnique. D’abord nous apprenons que, mis à part le « putsch d’Octobre 1993 » : « ( les ) changements au sommet de l’Etat, (…) s’opéraient en douceur, en plein jour, calmement, presque de manière policée. » p 93
Ceux qui ont connu la prison, la torture et les leurs disparus suite aux coups d’Etat militaires qui se sont succédé apprécieront…

Tout compte fait, poursuit le narrateur sans rire : « Aussi surprenant que cela puisse paraître dans une société connue pour ses luttes ethniques, il y a souvent plus de rancœur et de haine entre les clans d’une même ethnie qu’entre les ethnies. » p 93

Ensuite de nous proposer un Vade Me Cum pour rester dans le politiquement correct en quelque sorte : « Entre autres et surtout, ne jamais parler de l’année 1972, la toile de fond qui explique les malheurs du présent. Année cauchemar que l’on n’aimait guère évoquer dans les cercles politiques à l’époque, comme aujourd’hui. » p 94

En effet, en lisant et en relisant l’ouvrage on reste ébahi par l’absence des Hutus burundais dans l’intrigue. On parle avec force détails du martyr des Tutsi : « Philippe profita de l’occasion pour l’inviter (un journaliste étranger) à visiter un camp de déplacés de Tutsi (…). Chacun sort un mouchoir et le porte à ses narines. Les femmes décharnées donnent leurs seins desséchés à des enfants faméliques qui essaient rageusement d’en tirer un peu de substance nourricière. C’est la crasse partout. La misère absolue. » p 114

On s’attendrait à ce que l’histoire nous mène aux autres mouroirs ou plus exactement aux zones mortifères où errent les familles hutu elles aussi brisées par la même bêtise humaine. Non. On nous mène manu militari à Goma … dans un camp regroupant « les fameux Interahamwe » !

Comprenne qui pourra…

Ou plutôt si Philippe, lui, l’a compris ; la démocratie est belle tant qu’elle concerne l’Antiquité grecque, la civilisation des Lumières française, celle de la liberté américaine à la Tocqueville, même celle de la révolution aussi longtemps qu’elle concerne les combats de Malcom X ou les fulgurances d’un Jimmy Hendrix. Mais dès qu’il s’agit de chez nous mesdames messieurs, la grille de lecture change ; comme Clovis à Soisson on brûle ce qu’on a aimé et on adore ce qu’on a brûlé.

Mais poursuivons l’analyse: « Le Rwanda et le Burundi. Avec des variantes, ces vieilles nations d’Afrique sont la création de la monarchie tutsie. Mais les Tutsi constituent la minorité et les Hutus la majorité de la population. Au nom d’une idéologie importée, le colonisateur belge et l’Eglise Catholique ont mis par terre un édifice politique qui avait fait ses preuves pendant des siècles. En logique démocratique, les Tutsis doivent maintenant s’incliner puisqu’ils ont le tort d’être minoritaires. Les Hutus, en raison de la loi du nombre, ont le droit absolu de gouverner sans partage. » p 112 – 113

La civilisation burundaise n’est pas une création tutsi. Tous les historiens sérieux l’attestent sans ambages aujourd’hui. Ce fut une vision erronée adoptée par le colonisateur que le narrateur et le héros du livre épousent de gaîté de cœur sans doute parce qu’elle met en valeur leur groupe ethnique.
Aucun mouvement démocratique sérieux au Burundi ne s’est réclamé ou ne se réclame de la majorité Hutu ou de la minorité Tutsi depuis le prince Rwagasore, en passant par le premier ministre Ngendandumwe jusqu’aux présidents Ndadaye, Ntaryamira et Ntibantunganya pour s’arrêter à la période couverte. Tous ont prôné une société où tout être humain a les mêmes chances devant la loi afin de jouir de la paix et du pain.

Prime Nyamoya, lors de la présentation de son roman à Paris en octobre 2016 (Photo Groupe de presse Iwacu)

Une belle plume

Par-delà cette vision pour le moins tourmentée et myope de notre histoire, cette première œuvre de Prime Nyamoya recèle des passages d’une grande sobriété et d’une infinie pudeur. Lorsque Philippe évoque la mort de son grand-père tant aimé, par exemple : « Il avait toujours eu la hantise qu’il ne fût pour les siens une gêne : à l’annonce de son décès, son petit-fils comprit sur-le-champ qu’il avait choisi sa manière de partir dignement, fidèle en cela à la tradition et à sa nature orgueilleuse. » p 22

Ou quand il évoque la mémoire d’une grand-mère maternelle qu’il n’a pas connue :  « C’est par petites doses qu’elle aimait livrer les secrets de famille avec ce souci de détails et de franchise que seules les personnes d’un grand âge peuvent se permettre, comme si elles en avaient subitement assez de l’hypocrisie et du mensonge. » p 22
L’auteur a aussi des formules heureuses : « A toutes les époques, les jeunes pensent toujours qu’ils réinventent la houe de nos ancêtres. » p 83
Prime Nyamoya a un style déjà affirmé. Et son sceau littéraire est une sobriété enrichie d’une grande finesse. Le tout saupoudré d’une ironie tranquille comme dans ce passage à propos du colonialisme :
« Qu’importe les réalisations matérielles à côté de la faillite de l’âme, de l’échec de la politique officielle du cerveau vide et du ventre plein ? » p 105

« Ténèbres et Lumière » est l’œuvre d’un auteur à la fois jeune et mûr. Il a les faiblesses d’une première production littéraire. On veut tout dire, quitte à sacrifier l’épaisseur d’une intrigue, la complexité des personnages. Mais sa valeur artistique et son originalité dans la composition en font un roman qui fera date dans la littérature francophone burundaise et africaine. Les défauts relevés sont en quelque sorte aussi sa force car ils indiquent la sincérité d’un auteur qui ne suit pas les chemins qui mènent à Rome. Il est lui-même fait d’ombres et de lumière, de forces et de faiblesses. Et c’est ce qui le rend si humain, si cher à beaucoup d’entre nous.

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