La quatrième édition du « Buja Sans Tabou », en 2020, c’est maintenant: les organisateurs du festival poursuivent la série de rencontres pour étoffer les récits qui seront présentés en février prochain… Ce 28 juin 2019, c’était au tour de l’historienne Christine Deslaurier de revenir sur les mille et une facettes de l’actuelle capitale économique du Burundi.
Rappel de l’objectif de l’exercice par Freddy Sabimbona, directeur artistique de « Buja Sans Tabou »: «L’idée derrière toutes ces rencontres est de donner place à toutes les personnes, politiques, historiens, écrivains, habitants des quartiers, susceptibles de nous éclairer le plus largement possible sur les origines de la ville afin de pouvoir avoir une palette d’histoires, d’expériences qui permettra d’ouvrir cette boîte à multiple facettes qu’est Bujumbura ».
Justement, Christine Deslaurier, spécialiste de la période de la décolonisation du Burundi et invitée de ce 28 juin 2019, en avait à raconter: «A l’origine, Bujumbura n’était pas perçue comme une ville burundaise. Sinon, pourquoi pensez-vous que les habitants des quartiers Bwiza et Buyenzi appelaient les populations des collines Ng’ombe za Mwambutsa (les vaches de Mwambutsa) comme nous l’a rappelé Juvénal Ngorwenubusa il y a quelques semaines ici même ? C’est parce qu’eux-mêmes ne se considéraient pas forcément comme des sujets burundais. On leur rappelait d’ailleurs qu’ils habitaient des « Centres extra-coutumiers » ».
Et d’apprendre que l’ancienne capitale coloniale du Ruanda-Urundi, première ville et capitale économique du pays a été créée en 1897 et ne comptait en 1912 que 4.000 habitants, dont 10 Européens et 40 Asiatiques, les autres étant surtout des « askaris » (des soldats venus d’Afrique orientale et incorporés dans l’armée allemande), ou des artisans et manœuvres venus avec les mêmes caravanes allemandes. Une grande partie de ce monde a investi la plaine bordant le lac Tanganyika, relativement vide à la fin du XIXe siècle en raison de dramatiques épidémies de malaria et de maladie du sommeil qui avaient décimé hommes et troupeaux dans la région.
Les premières installations des Africains venus avec les Allemands se firent à Kajaga, puis dans l’actuel Kabondo, mais ils n’y restèrent guère longtemps, car la mouche tsé-tsé et les moustiques y grouillaient. Les populations et l’administration militaire allemande montèrent alors plus haut, sur le plateau que l’on connaît aujourd’hui, et dans les années 1940 l’administration coloniale belge les confina dans ce qu’on appela les centres extra-coutumiers (CEC) ou « cités africaines », les actuels Buyenzi (dite « village des Swahilis » à l’époque) et Bwiza (le « camp belge », ou « le Belge »).
Autour de l’Archipel
Au départ, les nouveaux venus s’installent à Kajaga, à côté du marché burundo-congolais de l’époque. Mais ils seront contraints de migrer un peu plus haut, au niveau de l’actuel bar-nightclub « Archipel » pour constituer autour du boma (un fort comme celui de Gitega mais qui n’existe plus aujourd’hui à Bujumbura) le noyau de ce qui deviendra plus tard la capitale urbaine : « Le cœur de la « circonscription urbaine », c’est-à-dire le cœur administratif et militaire des Allemands a été construit là. L’espace s’agrandira ensuite avec les Belges, devenant la « ville blanche », appelée ainsi parce qu’aucun Noir n’était autorisé à y résider ou y circuler la nuit, excepté les domestiques travaillant pour les Européens », expliquera Dr Deslaurier. Cette « circonscription urbaine » correspond aujourd’hui en gros au quartier compris entre l’Archipel, les avenues de l’Amitié, de la Mission, jusqu’à la Place de la Révolution.
Toutefois, l’historienne qui a longuement arpenté le Burundi depuis quelques décennies pour en comprendre notamment la période de l’indépendance, nuance : « Comparer la situation qui prévalait dans la circonscription urbaine d’Usumbura à l’apartheid serait une erreur, car il n’existait pas comme en Afrique du Sud un cadre légal interdisant aux Blancs et aux Noirs de se rencontrer ou se croiser. Par exemple aucune loi n’interdisait aux Noirs la fréquentation des bars des Blancs. La discirmination était plus élitaire, entre ceux qu’on appelait « les évolués » et ceux qui étaient considérés comme des indigènes. La création du Collège Interracial du Saint-Esprit à Kiriri par les Jésuites qui regroupait Blancs, Noirs et Asiatiques au milieu des années 1950 en est une preuve parlante ». Néanmoins, des barrières raciales existaient car « on exigeait que les Africains disposent d’un livret spécial pour circuler la nuit dans la circonscription urbaine habitée par les Européens, et seuls les « boys » qui travaillaient là en disposaient ».
Usumbura ne connaîtra une forte croissance démographique qu’avec les années 1950. « A l’indépendance du Burundi, la population de Bujumbura s’élevait à 47.000 habitants, la majorité d’entre eux étant des Africains non originaires des collines burundaises, mais plutôt provenant de ce qui s’appelait alors le Congo ou le Tanganyika. A cette même époque, la « ville blanche » comprenait environ 5.300 personnes, dont environ 200 domestiques. »
Voyage dans le temps
L’humour de l’historienne, « Kiri » pour ses amis, fera traverser l’histoire de la ville à la salle au rythme d’un diaporama de photos qu’elle a collectées aux archives ou sur Internet (les sites des anciens Européens ayant vécu à « Usumbura » à l’époque coloniale regorgent de ressources audiovisuelles), complétées par avec une vidéo prise par un Belge dans les années 1950 et illustrant la vie de Bwiza…
Si l’on regarde des plans et des images de la ville à la fin de l’époque coloniale, on observe de grandes friches, des espaces libres et des vides urbains qui peu à peu vont se construire pour façonner Bujumbura telle qu’on la connaît aujourd’hui. Par exemple Ngagara était une sous-chefferie qui n’a été bâtie qu’à partir de 1952 et jusqu’en 1956 par l’Office des cités africaines (d’où le nom qu’on lui connaît parfois encore, « OCAF »). Elle sera la première à avoir de l’électricité en 1959. Le grand mouvement migratoire observé après l’indépendance donnera place à un phénomène proche de la « bidonvilisation », avec des quartiers périphériques de plus en plus peuplés, jusqu’à la « balkanisation » ethnique qui interviendra à partir de la « crise » de 1993 (et surtout en 1994-1995).
Tout au long de la période coloniale et post-Indépendance, les pouvoirs en place veilleront sur la complexité de la place de Bujumbura dont les habitants, Blancs et Noirs, ne considéraient au fond pas forcément qu’elle était une ville burundaise à la veille de l’indépendance. En effet, « Usumbura » était à l’origine le chef-lieu commun du territoire du Ruanda-Urundi (chaque « résidence » ayant sa propre capitale, Nyanza pour le Ruanda et Kitega pour l’Urundi) et rine n’avait été décidé quant à son avenir à la veille de l’indépendance de ces deux pays. On envisageait même d’en faire une ville sous statut international. Mais les Burundais utiliseront une intelligence raffinée pour récupérer la cité, glisse Deslaurier : « L’érection du mausolée du Héros de l’Indépendance Rwagasore à Vugizo en 1961 n’est pas complètement un fait anodin dû au hasard. C’était une stratégie pour signifier à qui voulait bien l’entendre, en particulier le Congo et le Rwanda, que la ville serait burundaise, et mieux encore, la nouvelle capitale du Burundi indépendant ».
???? "Buja Sans Tabou" à la rencontre de la genèse de la ville de Bujumbura: l'unique festival international de #théâtre au #Burundi bande ses muscles cérébraux en vue de sa 4ème édition, qui aura lieu en février 2020 https://t.co/VWgUiw15KZ pic.twitter.com/Ub9co3FNXr
— Jimbere (@JimbereMag) June 18, 2019