Spécialiste de la décolonisation du Burundi, Christine Deslaurier, historienne à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) décrit le phénomène de domesticité depuis l’ère coloniale jusqu’à date.
Est-ce qu’il y a une littérature scientifique sur la domesticité au Burundi ?
Christine Deslaurier : Il n’y en a pas vraiment, non. La domesticité au Burundi prend place dans l’espace urbain et la naissance des villes dans le pays, c’est au vingtième siècle. En revanche, depuis une quinzaine d’années, il y a pas mal de rapports sur la domesticité et le travail informel, des expertises qui concernent surtout les enfants et les femmes. En fait, ce sont des recherches assez « genderisées », du fait qu’il y a des budgets alloués à ces thématiques par des organismes internationaux.
Quel est le statut social du domestique lors de la colonisation ?
Pendant la période coloniale, les domestiques, comme les commerçants et les auxiliaires [burundais, congolais ou rwandais] de l’administration belge ont un statut particulier, du fait qu’ils ont justement accès à la ville. Rappelons que pour entrer dans ce qu’on appelle alors « la circonscription urbaine d’Usumbura », il faut un laisser-passer. Ce dernier donne droit aussi à un autre privilège, celui de pouvoir dormir en ville. Malgré ce statut « privilégié », les archives montrent cependant une remarquable continuité historique entre les périodes coloniale et actuelle puisqu’on constate qu’il y a beaucoup de procès d’employés de maison, accusés d’avoir volé un peu d’argent ou tel objet utilitaire, etc. Ce qui s’observe encore de nos jours : les prisons burundaises accueillent des domestiques emprisonnés pour des larcins de quelques milliers de Fbu ou d’autres petits délits, qui n’ont souvent pas la possibilité de se défendre.

La domesticité est comprise comme un moyen de survie en ville susceptible de fournir un tremplin vers un autre emploi et un statut différent – Copyright: Jimbere
Y a-t-il d’autres aspects dont jouissait la domesticité à l’époque coloniale ?
Les archives montrent que des domestiques étaient sur certaines listes de candidats aux élections communales, à Bujumbura. Plus tard, il y a quelques documents qui confirment la position particulière des domestiques, en 1972 par exemple, entre le statut « d’évolués » qu’on pouvait leur attribuer du fait de leur proximité avec l’élite, dont ils partageaient l’intimité, et celui de « déclassé social ». Du coup, des sources montrent qu’on a pu se faire passer lors des massacres des Hutu pour un domestique pour se sauver, ou au contraire, avoir été victime de signes apparents d’une certaine élitisation, à l’époque fatale pour un Hutu. L’habillement a sous-tendu une identité ethnique au moment des différentes répressions au Burundi.
Comment a évolué la domesticité au Burundi ?
Avec la fin des années 1990, la précarité des communautés rurales due à la guerre a favorisé l’exode rural, puis l’arrivée des ONGs pour reconstruire le pays et la croissance de la classe moyenne en milieu urbain ont accéléré l’embauche de jeunes ruraux fuyant les campagnes paupérisées. Dans le cas de ces jeunes, la domesticité est comprise comme un moyen de survie en ville susceptible de fournir un tremplin vers un autre emploi: conducteur de moto, petit commerce, dactylographe, etc. Ce qui du coup distingue deux générations de domestiques. Ceux qui l’étaient ou le sont devenus et choisissent de se professionnaliser dans ce métier, et ceux qui envisagent ce travail comme un mode de survie alimentaire et de subsistance urbaine. En général, il y a assez peu de données chiffrées sur ces groupes.
L’évolution a aussi mené vers une prise de conscience accrue des droits des domestiques…
En effet. Il y a des causes internes : la libéralisation des années 1990 a libéré la parole, faisant que certains problèmes de société soient plus évoqués, et publiquement. Il y a aussi des mobilisations collectives, souvent appuyées par des acteurs extérieurs comme les ONGs dans le cadre de la reconstruction post-conflit. Il y a enfin un mouvement plus global, avec notamment la Convention sur les travailleuses et travailleurs domestiques, adoptée en 2011 par l’Organisation internationale du travail (OIT) à laquelle appartient le Burundi. Elle vise à faire entrer les domestiques, typiquement casés dans l’informel, dans des catégories juridiques qui leur donnent des droits et des protections. C’est dans cet élan général que sont nées des associations pour la protection des droits des domestiques, comme Twese Duterimbere, ou encore la Convergence pour l’auto-développement des domestiques…
La domesticité masculine est-elle un phénomène propre au Burundi, ou la trouve-t-on alors étendue à d’autres pays africains ?
C’est assez spécifique au Burundi. Si on observe la domesticité ailleurs en Afrique, on est beaucoup plus dans la dévolution des tâches ménagères aux femmes. Par exemple en Afrique de l’Ouest, on parle surtout de « petites bonnes » et des « nounous », et ce depuis les débuts de la colonisation. Et c’est justement l’histoire qui peut aider à comprendre le phénomène : la colonisation burundaise commence avec les Allemands, qui sont des militaires ayant rarement leurs épouses avec eux. Les « femmes coloniales », c’est-à-dire les épouses des administrateurs coloniaux ne sont vraiment arrivées qu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. On peut se dire qu’au début de la colonisation au Burundi, la main-d’œuvre disponible était surtout masculine, peut-être des « bashumba », les femmes restant de leur côté typiquement au foyer. Une autre idée est peut-être aussi que le recrutement des hommes ait été préféré pour éviter des contacts trop étroits entre des colonisateurs célibataires géographiques et des femmes « indigènes ». Quand on écoute les témoignages des membres de familles burundaises aisées vivant à Bujumbura dans les années 1950, ou même après, la majorité raconte en tout cas avoir grandi surtout avec des domestiques masculins.

Un domestique au travail. Copyright: Jimbere
Entre ceux qui se professionnalisent dans les métiers domestiques et ceux qui vivent ce travail comme transitoire, quelle différence ?
J’ai fait des enquêtes à Nyabiraba dans Bujumbura rurale, qui est une sorte de hot-spot des domestiques des quartiers privilégiés de Bujumbura. Là-bas, on peut estimer que le week-end près de 70 % des hommes présents sont des domestiques (cuisiniers, jardiniers, gardiens…) travaillant en semaine dans des maisons de la capitale, et parfois depuis fort longtemps. Pour eux par exemple, il n’est pas question d’entrer dans des associations regroupant le personnel de maison. Ils disent : « En général, nous sommes bien traités. Si ce n’est pas le cas, on s’en va. Par ailleurs, nous n’avons pas besoin d’être formés, puisqu’il suffit d’aller chez un voisin qui nous enseigne. » Les membres d’associations comme Twese Duterimbere sont de leur côté plus jeunes, entre 17 et 24 ans… Leur grand rêve, c’est de quitter la maison où ils sont au service de quelqu’un pour devenir indépendants, soit être leur propre patron. Ce qui n’est pas la même ambition que celle des générations précédentes. Plus schématiquement, en l’absence de statistiques sur ce monde, je dirais que plus on est précaire, plus on adhère à ce type d’associations.
Comment se transmet le devenir domestique chez la « vieille » génération de Nyabiraba, par exemple ?
Selon les entretiens que j’ai menés, on a de nombreux cas où ce sont des frères, des cousins ou des voisins qui s’entraident et se recommandent mutuellement pour trouver une maison où travailler. Il faut aussi s’intéresser à toutes ces familles qui, pour des raisons de sécurité, ont à une époque ou à une autre placé leur enfants dans des maisons dites « amies ». Le cas de Nyabiraba illustre aussi bien un phénomène de proximité géographique qui favorise ses habitants : en une heure et demie, on est à la maison à pied. Les jeunes ruraux arrivant des provinces densément peuplées de Ngozi ou Kayanza par exemple, peuvent plus difficilement maintenir leur lien avec la colline, et donc la famille, ce qui les fragilise plus dans le cadre du travail domestique.
Est-ce que la domesticité donne aux tâches ménagères des genres ?
Plus les domestiques font carrière, plus ils se spécialisent, ce qui rend la sectorisation des tâches moins « genrée » que « générationnelle », en réalité. Cela dit, j’ai rarement vu des garçons s’occuper d’enfants, alors que les filles y sont plus attachées. Je ne pense pas qu’un jeune Burundais puisse changer les couches d’un enfant. Alors que l’inverse est reconnu. Dans ces conditions, il y a sans doute plus d’avantages à embaucher des filles ou des jeunes femmes, puisqu’elles sont plus polyvalentes.
Comment se fait l’implantation dans Bujumbura ?
Dans les réponses que les domestiques interrogés m’ont données, ils semblent dire qu’on a plus de chance de trouver de l’emploi dans un quartier plutôt que dans un autre selon sa province d’origine. Cela mériterait des enquêtes plus approfondies avant d’être définitif.
Est-ce les domestiques ont des préférences en termes d’origines des patrons ?
De façon nette, plus tu es chez des expatriés, mieux tu gagnes ta vie. Un problème avec les expatriés (au sens large, tout étranger s’installant au Burundi), c’est qu’ils bougent beaucoup, au gré de leurs contrats, ce qui rend les emplois moins durables. Mais a contrario, ils disposent aussi de réseaux qui leur permettent de recommander leurs employés à d’autres expatriés. Il y a là un contexte d’instabilité qui devient plus délicat encore lorsqu’intervient un déclassement en termes de salaires et de confort, par exemple quand on passe chez un patron burundais, moins aisé. Autre point important qu’il me fait mal de souligner en tant que femme : beaucoup des domestiques que j’ai interrogés se plaignent des épouses des chefs de maison plutôt que de ces derniers. Ils invoquent un certain autoritarisme, des chicaneries plus fréquentes, des exigences ou des manières de parler plus inappropriées. Un effet de concurrence ménagère sous-jacente ? A contrario, les employeurs masculins célibataires sont évoqués avec plus de plaisir par les jeunes domestiques car ils n’en demandent pas trop.
