L’une des caractéristiques des sociétés post-conflit où les blessures du passé ne sont pas encore refermées complétement, est la présence de la dualité du « eux » contre le « nous » ou vice versa. Pour sortir de ce couple « antithétique », le Professeur Evariste Ngayimpenda propose le refus des identités de groupes, savoir définir l’autre par rapport à ce qu’il dit ou fait et non pas par rapport à ses origines.
Que peut-on comprendre par « eux » et « nous » dans le contexte post-conflit ?
Normalement dans un contexte post-conflit, on est sensé sortir progressivement de la dualité du « nous » et « eux ». Si donc dans un tel contexte, il y a persistance du « eux » contre le « nous », cela veut dire qu’on n’a pas encore dépassé tout à fait le conflit, on n’est pas encore sorti de la psychose de l’état d’esprit conflictuel. On peut être sorti de la confrontation violente mais cela signifie qu’il y a quand même une certaine méfiance qui persiste. On continue encore à cultiver une image négative de l’autre, une image généralement mauvaise. L’autre est perçu comme mauvais, injuste, méchant, usurpateur, comme envahisseur. Donc, une image négativement connotée vis-à-vis de l’autre continue à vous habiter. Ça veut dire que vous continuez à définir l’autre, à percevoir l’autre comme fondamentalement, non seulement différent, mais opposé à vous, en ce sens que vous le percevez comme chargé de tout ce que vous pouvez imaginer comme valeurs négatives lorsque vous cultivez une image absolument candide, absolument angélique de vous-même.
Pourquoi ce jugement négatif de l’autre et qu’est-ce que cela démontre ?
En fait, construire une image négative de l’autre va de pair avec la construction d’une image positive de soi. Le soi étant vous, en tant que membre d’un groupe. Et donc vous vous créditez de beaucoup de qualité lorsque vous bourrez l’autre de beaucoup de défaut, d’insuffisance. L’autre est laid parce que vous vous percevez comme suffisamment beau, l’autre est de courte taille parce que vous vous percevez comme étant de grande taille. Si vous êtes dans une culture qui valorise la courte taille, à l’autre vous lui donnez la grande taille même si ce n’est pas nécessairement le cas. Si vous êtes dans une culture qui valorise un petit gabarit physique, vous vous donnez ce gabarit, à l’autre vous donnez le gros gabarit. Vous pouvez aller même jusqu’à la beauté du paysage que vous habitez. Vous allez vous donnez le beau paysage, à l’autre vous donnez le mauvais paysage. Et vous percevez les choses comme si ce paysage allait jusqu’à influencer sa personne. Si vous vous définissez comme intelligent, l’autre sera absolument nul, bête. Bref, s’il y a persistance du « eux » contre le « nous », ça veut dire que vous avez encore à faire pour sortir de ce conflit.
Quel danger présente l’opérationnalisation de ce concept dans la communauté ?
L’opérationnalisation de ce couple antithétique présente le danger de la persistance du refus d’acceptation, du refus de compréhension de l’autre. La sortie ou le dépassement d’un conflit est l’engagement pris par deux groupes en conflit d’aller chacun vers l’autre. Vous apprenez à réhumaniser l’autre alors qu’avec le conflit vous étiez occupé à le déshumaniser. Vous vous astreignez à déconstruire la mauvaise image que vous aviez développé vis-à-vis de lui. Alors, le danger est qu’en voulant continuer à cultiver cette image, vous refusez de faire ce pas vers l’autre, ce pas de compréhension, ce pas de transformation de la mauvaise image que vous aviez entretenu vis-à-vis de lui pour cultiver de lui une image comme vous en cultivez par rapport à vous-même. Ça veut dire que vous refusez d’aller vers lui, vous refusez de le comprendre, vous lui refusez les valeurs positives que vous pensez incarner. En ce moment, vous vous considérez comme le seul dépositaire des valeurs positives et vous perpétuez le clivage. Et donc, vous refusez de sortir définitivement du contexte de conflit.
Alors que faire pour sortir de cette dualité ?
Le premier pas à faire sinon le plus grand à faire est de refuser les identités de groupe. Il faut absolument définir l’autre par rapport à ce qu’il est, par rapport à ce qu’il fait, à ce qu’il dit et non pas par rapport à son groupe d’appartenance, à l’image que vous projetez de lui et cela n’est possible que si vous faites l’effort d’aller vers lui, de le comprendre, de le considérer comme un humain au même titre que vous. Et si vous faites cet effort vous serez surpris de voir que toute la construction que vous aviez édulcorée autour de lui n’était que du fantasme. Et en ce moment-là, si vous acceptez de dépasser les préjugés, les prénotions et que vous vous placez dans une logique de valorisation de l’individu, une valorisation objective, c’est-à-dire une valorisation par rapport à ce qu’il dit, par rapport à ce qu’il fait, cela va vous faire découvrir l’autre exactement comme votre semblable. Pour cela, il faut évidemment définir des cadres de promotion des valeurs positives, de valorisation de l’homme. Et cela exige l’effort de tout le monde, parce qu’un effort de « eux » vers « nous » n’est possible que s’il y a un effort de « nous » vers « eux ». Sans cela, vous n’avancez pas et donc cela demande une volonté concertée, une volonté partagée et cela n’est possible que lorsqu’au sein des groupes en conflit, il y a émergence de ce qu’on appelle les leaders, ceux qui justement ont la capacité de conduire les groupes en conflits les uns envers les autres, à conduire les groupes à dépasser leur clivage.