La création des boucs émissaires dans un pays post-conflit peut être fatale à la cohésion sociale car désigner une personne ou un groupe d’individus comme étant responsables des maux de la société, peut conduire aux violences de masse, prévient Paul Nizigiyimana, chercheur en Justice Transitionnelle. Par ailleurs, l’éducation et le temps restent des remèdes efficaces contre ce phénomène dangereux, dixit notre expert.
Qu’entend-t-on par bouc émissaire ?
C’est une question très difficile parce qu’il n’existe pas de définition toute faite. Mais de façon simpliste parce qu’il faut faire simple, gardons que c’est un moyen qui consiste à se dédouaner ou à se distancer de sa faute, de ses manquements, de ses responsabilités en pointant du doigt une autre personne ou une autre communauté comme source de tes faiblesses.
D’où vient ce terme et à quoi fait-il référence ?
Il faut tout d’abord savoir que ce un phénomène vieux comme le monde. Le terme a son origine dans le judaïsme où le prêtre, à l’époque, posait ses mains sur un bouc, vraiment un bouc pour expier les péchés de celui qui a amené ce bouc. On le retrouve par ailleurs au début de la création pour les croyants, où comme sur une chaîne de responsabilisation, Adam dira que c’est la femme que Dieu lui a donné qui est responsable de son péché, et Eve, à son tour, dira que c’est le serpent que Dieu a crée qui est responsable, pour finalement finir à dire que c’est Dieu qui est fautif. Donc c’est un phénomène qui est dans notre quotidien lorsqu’on ne veut pas accepter notre responsabilité, surtout négative. Dans ce cas, on pointe toujours du doigt une autre personne ou un autre groupe.
Quel est l’objectif de celui ou celle qui crée le bouc émissaire ?
L’objectif du créateur de bouc émissaire est d’abord de canaliser l’agressivité de la partie en colère envers le bouc émissaire. C’est-à-dire qu’il faut que le créateur arrive à convaincre ses adhérents, ses partisans, ses followers, aux méfaits de celui qui est désigné comme bouc émissaire. Deuxièmement, son objectif est de rassembler les soi-disant victimes du bouc émissaire contre celui-ci alors qu’il n’a, en fait, rien à voir avec les problèmes en cours.
Dans quelle circonstance la bouc-émissarisation -permettez ce néologisme- peut conduire les membres de la communauté aux violences de masse ?
Sachez que quand une famille, une société, une église, un pays ou un individu est en crise, la première tentative faite souvent est de trouver un bouc émissaire. C’est humain. C’est donc de trouver une personne ou une communauté à accuser pour expliquer que ce n’est pas de sa faute comme on l’a vu tantôt pour le cas d’Adam et Eve dans les moments de crise. Ça peut être les crises économiques, politiques ou identitaires. Dans plusieurs pays comme le Burundi, par ailleurs, des pays qui ont une histoire de divisions à la fois ethniques et partisanes, il suffit d’utiliser le pouvoir d’un discours politique pour expliquer, par exemple, aux uns que les autres sont la source de tous leurs maux ou vice versa. En plus de ces moments de crise, il faut constater amèrement que c’est aussi pendant les moments de course électorale que l’on a affaire souvent à la bouc-émissarisation. C’est pendant les élections et dans des sociétés en voie de développement, pour ne pas dire les sociétés pauvres, où la tendance est de monter que celui qui est au pouvoir est la source de tous les maux ou alors que l’opposant en est un. Cela est arrivé dans plusieurs pays africains et au Burundi aussi. Troisièmement et dernièrement, cela peut arriver aussi dans les moments de commémoration des périodes douloureuses que la communauté, le pays ou la famille a traversées. Le détenteur du micro peut faire des individus des boucs. C’est ce qu’on appelle « l’animalisation des personnes ». Et quand les victimes commencent à considérer l’autre comme un animal, un bouc à violer, à tuer pour guérir de ses imperfections, cela conduit directement aux violences de masse.
Est-il possible de déconstruire les réalités sociales liées aux discours de création de bouc émissaire ?
Bien sûr que cela est possible mais il faut d’abord en être conscient. Conscient qu’il s’agit d’une manipulation collective. Et comment en être conscient ? Pour moi, et ça c’est trop personnel, le moyen le plus sûr et durable est l’éducation formelle et informelle. Par-là, je veux dire que cela doit commencer en famille « Kuziko » comme à l’époque, ensuite à l’école (du primaire à l’université). Ceci permet de multiplier en fait le nombre des personnes capables de comprendre le langage du créateur de bouc émissaire. C’est l’un des moyens et le plus sûr. Pour le cas du Burundi, il faut vraiment parler du passé mais de manière constructive. Ne pas créer un bouc émissaire derrière notre histoire. Il faut donc une éducation qui rappelle le passé dans le sens du « plus jamais ça ». Ensuite il faut du temps car d’une manière générale, le créateur du bouc émissaire finit par se déconstruire lui-même parce que cela ne peut pas durer en fait dans le temps sans oublier que cette déconstruction peut, par ailleurs, entrainer des lourdes conséquences sur lui. Il faut donc juste du temps pour que ses followers ou ses adhérents réalisent qu’il les a manipulés pour commettre des violences pour ses intérêts.