Au Burundi, l’écriture de l’histoire scientifique n’a commencé que dans les années 1960 avec les premières élites intellectuelles. Objectif: confirmer l’authenticité et la souveraineté nationale. Une fois confirmées, l’histoire et les historiens allaient tenter de servir à la consolidation de l’unité nationale et au développement socio-économique et culturel du pays. Cette vision des choses a, en revanche, retardé le débat sur les crises socio-politiques qu’a connu le Burundi contemporain. Dans le contexte de sortie de ces crises, un travail d’histoire et de mémoire se révèle indispensable en termes de thérapie pour la guérison des traumatismes du passé.
1. Les pionniers de l’histoire et la problématique de la concorde nationale
Les écrits ethnographiques de la période coloniale sont largement imprégnés d’idéologies raciales. Ainsi, à l’Indépendance, les élites intellectuelles voulaient servir la jeune nation via la remise en question du discours colonial divisionniste.
La valorisation des ressources ancestrales, ainsi que la validation d’un discours rassembleur et nationaliste, devenaient une priorité, d’autant plus que l’unité nationale présentait déjà des signes de contradictions inquiétantes. Ce moment constitue donc un tournant majeur dans la mesure où il représentait dans les faits une réappropriation par la jeune nation de sa propre histoire, confisquée et remodelée depuis un demi-siècle par l’occupation coloniale. La logique étant d’offrir à la jeune nation sa civilisation, la grandeur de son passé et la richesse de sa culture, avec toutefois une dose de glorification, voire de nostalgie ancestrale, au risque de ne privilégier que le récit national, consensuel et patrimonial.
Il a été donc très difficile de diversifier les thématiques traitées. On s’intéressait d’abord à l’histoire ancienne et ensuite au développement, de surcroît rural, en négligeant carrément l’analyse critique sur les évènements socio-politiques violents et traumatisants. Ceux-ci allaient d’ailleurs s’intensifier, remettant ainsi en cause l’utopie d’un grand peuple uni, toujours soucieux de la tranquillité et de la concorde nationale.
2. Histoire de violences et de traumatismes : silences insupportables, paroles difficiles
Depuis son accession à l’Indépendance, le Burundi a connu toute une série de drames, une histoire de violences et de traumatismes sur les plans aussi bien individuel, familial que collectif. Les conséquences sont de plusieurs ordres, comprenant les nombreuses pertes en vies humaines, le flux des réfugiés et des déplacés, la déchirure du tissu social, les destructions matérielles, etc.
Mais, paradoxalement, peu de travaux ont été menés sur ces crises avant le début des années 1990. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces silences de l’histoire : le caractère délicat de l’évènement, la censure, l’immensité du drame, les défis méthodologiques, etc.
Car ces massacres de masse ont pris une forme de transgression sociale radicale et d’un déni d’humanité et d’histoire. Ainsi, des traumatismes collectifs n’en finissent pas de passer, faisant une impasse collective sur une histoire et une mémoire difficiles à assumer, donc « un passé qui ne passe pas ». Du fait que le drame est un évènement douloureux qui échappe au contrôle de la société et fait durablement de ravages, il se présente comme la « fin de l’histoire», la fin du mythe rassembleur.
Le drame burundais étant national, familial et social, il est entouré d’un sentiment de honte et de non-dits qui peuvent douloureusement se transmettre sur plusieurs générations sans qu’on s’en rende facilement compte. On observe donc une sorte d’ambivalence entre un silence insupportable et une parole difficile, même quand l’écriture voudrait s’en occuper. Et donc, comme l’écrit bien l’académicien Dany Laferrière, « les blessures dont on a honte ne se guérissent pas », ou se guérissent difficilement.
3. Ecrire sur le passé violent : un travail de thérapie pour les générations présentes et futures
Au début des années 1990, le triangle Rwanda-Burundi-Est du Zaïre était à feu et à sang, donnant des signaux rouges d’une probable explosion régionale. Une volonté de comprendre le mal de la région des Grands Lacs a donc émergé. Mais, longtemps occultée, cette « grande histoire » est revenue en force alors qu’on s’y a été moins préparé. Le temps d’une histoire politique devenant incontournable, il s’inscrit dans la confrontation entre le travail d’histoire et le devoir de mémoire.
C’est ainsi que les tragédies antérieures furent aussi convoquées pour saisir l’épaisseur historique du conflit politico-ethnique. Les chercheurs essaient d’apporter leur contribution à la compréhension de ces phénomènes de basculement général, souvent dans une sorte de compétition entre le monde académique et les mobilisations politico-mémorielles pour la résolution d’un passé d’histoire et de mémoires gommées.
En effet, s’il y a eu l’absence ou la faiblesse de la recherche scientifique en histoire, les témoignages ont progressivement émergé. Des récits-témoignages ou des mémoires rédigés par des acteurs, des spectateurs, des victimes ou des partisans, ont pris le dessus. Parfois, un devoir de mémoire s’exprime.
Au niveau de la recherche de la vérité, de la résilience et de la réconciliation, ces témoignages-analyses sont d’une importance capitale pour une société de l’oralité, mais dont la parole peut paradoxalement manquer pour décrire cette histoire de drames et de blessures qui font honte. Certains prennent le courage de briser les tabous et les habitudes.
C’est ainsi que la palette de ces témoignages s’enrichit progressivement de précieux récits de ceux qui ont vécu ces événements de la manière la plus proche ou qui ont pu accéder à l’information. En parlant de leurs histoires, ils racontent celle de chaque Burundais ou plutôt celle de tout un peuple. Cette volonté de témoigner essaie de répondre à une demande sociale croissante pour la vérité.
En rendant vivantes ces mémoires en débandade, on comprend que les différentes versions de ces évènements méritent d’être dites, écrites et commentées. Bien que l’objectivité de ces récits puisse être discutable, leur intérêt reste capital dans la mesure où ils tentent de combler un vide. En parlant de leurs histoires, ils encouragent relativement vers un chemin difficile mais possible : celui de faire « le deuil du passé » pour une guérison progressive des blessures et traumatismes qui y sont liés. Dans sa dimension thérapeutique, la parole est libérée mais garde une part de consolation et de restauration aussi bien individuelle que communautaire.
En bref, considérant que « les paroles s’envolent mais les écrits restent », on peut penser que l’écriture répond à une demande sociale pour le travail d’histoire et de mémoire troublée et donc une thérapie pour les générations présentes et futures.
Cette mission est certes difficile, mais noble.Elle exige la disponibilité des hommes et femmes de qualité pour lancer et animer un large « débat citoyen » pour l’avenir de ce « bon petit pays.»
Cet article est issu du dossier produit par le Magazine Jimbere sur les différents aspects et les enjeux de la santé mentale, dans le contexte burundais. Si vous avez une suggestion, n’hésitez pas à nous la soumettre sur jimbere@jimbere.org