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Education et justice, balises solides contre la chosification

Toutes les études faites sur les violences de masse s’accordent à dire que le passage à l’acte est souvent précédé d’un processus de déshumanisation des victimes en les chosifiant par des discours dégradants. La lutte contre ces messages dans nos sociétés, passe selon le professeur Evariste Ngayimpenda, par l’éducation et la mise en place des balises morales et juridiques.

En quoi consiste la chosification entre membres de différents groupes ?

La chosification est un comportement fréquent dans les sociétés conflictuelles qui consiste, dans la présentation de l’autre, non pas comme ton semblable mais comme un autre type de créature méprisable, à laquelle on peut refuser tous les droits au nom d’une différence supposée, inculquée, qui n’est pas réelle. En fait chosifier l’autre c’est d’abord le présenter comme négativement différent et à ce titre, il mérite tous les mauvais traitements que vous pourriez être tenté de lui infliger en termes de refus de ses droits, de le malmener, de le maltraiter, de l’exiler, de le brimer à tout bout de champ. Bref, vous arrivez à en faire un citoyen de seconde zone parce qu’en fait vous le constituez comme une espèce d’exutoire populaire, une espèce de bouc émissaire de toutes les mauvaises situations qu’une société serait peut-être en train de vivre.

Quels contextes favorisent les discours de chosification ?

Ce sont généralement des contextes de marasme politique ou de marasme économique et souvent de sortie de crise qui favorisent cette chosification. La plupart des fois, les régimes politiques issus des mouvements révolutionnaires ou de rebellions restent, pendant longtemps, prisonnières de leur histoire. L’Afrique du Sud aurait pu faire exception avec le charisme de Nelson Mandela mais on a vu qu’après lui avec Thabo Mbeki et surtout l’avènement de Jacob Zuma, et bien ce pays s’est vu obliger de replonger dans ses anciens fantasmes. Pourquoi ? Parce que ce genre de mouvement ont généralement deux composantes : une composante politique et une composante militaire et assez souvent la composante militaire peut arriver à prendre le dessus et avaler la composante politique. Et même après la prise du pouvoir c’est la composante militaire qui donne le ton. Mais comme cette composante n’est pas généralement préparée à exercer le pouvoir dans l’intérêt de tous, elle est obligée de trouver une façon de se légitimer, de se faire accepter, c’est-à-dire de faire taire toutes les voix dissonantes.

Comment ?

Professeur Evariste Ngayimpenda

Il y a généralement trois mécanismes d’autolégitimation : vous pouvez recourir à l’intimidation, à la manipulation, les deux vont généralement de pair. Vous pouvez aussi recourir à l’exercice de la bonne gouvernance mais comme la bonne gouvernance est généralement exigeante en termes de ressources de toutes natures, en termes de bonne foi qu’il faut mettre en œuvre, et bien ce sont les deux premiers mécanismes qui sont souvent tentants. L’intimidation et la désinformation sont donc dirigées contre celui qui est perçu comme différent de vous, c’est-à-dire l’opposant politique, un membre de votre organisation qui serait tenté d’emprunter une voie différente, la voie de sagesse, la voix de la raison qui ne s’inscrit pas dans cette dynamique d’extrémisme.

Y’aurait-il des conséquences qui font sauter les valeurs morales ou tabou moraux avec la chosification ?

Oui, il y a toujours des conséquences. Toutes les sociétés du monde sont bâties autour des valeurs. Et quand vous refusez les valeurs, en fait vous refusez tous les repères. Et une société sans repère est une société vouée à l’échec puisque quand vous payez le luxe de louper, de marginaliser les repères, il vous sera par la suite assez difficile de les reconstituer et de les imposer. Et une société sans repères se donne de faux repères, chacun se donne son propre repère. Dans ce genre de situation, la parole est donnée aux extrémistes, à des gens qui n’ont rien à perdre en imposant le mauvais repère. Et cela arrive souvent dans des sociétés post-conflictuelles ou postrévolutionnaires, on l’a vu avec la révolution française avec ce qu’on appelle la radicalisation de la révolution, la terreur jacobine ; la révolution russe avec ce qu’on a appelé le communisme de guerre au lendemain du triomphe de Lénine entre 1918 et 1920. Quand la révolution était à la croisée des chemins, ils ont essayé ce qu’on a appelé la terreur politique, économique. On l’a vu même aux Etats Unis d’Amérique au lendemain de la 2ème guerre mondiale avec le sénateur McCarthy qui a même donné au mouvement qui porte son nom Le maccarthysme qui était en principe un mouvement dirigé contre le communisme, donc la chasse au communisme au moment de l’agressivité communiste russe et chinoise, mais en réalité ce maccarthysme était dirigé contre ses adversaires politiques, contre des membres de son propre clan perçus comme tièdes. Donc c’est un mouvement qui peut être assez contagieux et quand vous le laissez s’éclore pendant longtemps, il finit par prendre place au soleil.

Y’aurait-il une stratégie de lutter contre la prolifération d’un tel discours ?

La stratégie est une. Il faut toujours prôner les valeurs positives. Elles prennent du temps à s’installer, à s’implanter mais quand vous prônez les valeurs négatives, vous faites rapidement des émules parce qu’il y a toujours des groupes généralement marginaux qui sont prêts à exploiter ce créneau pour leurs propres intérêts. Une société a toujours besoins de bons repères parce que si vous ne l’éduquez pas dans cette optique, vous risquez de créer une situation incontrôlable, une situation qui peut vous dépasser demain. Cela passe généralement par trois créneaux : l’éducation sociétale par les médias, l’éducation scolaire qui est une institution d’unification des repères moraux et les bases légales, des garde-fous parce que l’homme est naturellement porté vers le vice et pour l’en épargner ou l’y soustraire, il faut mettre des garde-fous moraux et juridiques. Les sociétés qui ont réussi sur ce terrain de valorisation des repères, des valeurs morales positives, sont précisément les sociétés qui ont su mettre à contribution les ressources offertes par ces trois canaux.

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